Garde-pêches attachés aux côtes de France

Article de Fulgence Girard paru dans La France Maritime, 1853, vol. 1, p. 45.


Garde-Pêches
attachés aux côtes de France.

Garde-pêches attachés aux côtes de France, segment 05
Affaire du cutter L'Écureil de Granville

En étudiant l’ensemble de nos rapports maritimes, on verra qu’il existe une action et une réaction si constantes et si nécessaires entre la navigation commerciale et celle de l’État, qu’il est impossible de concevoir leur existence constituée indépendamment l’une de l’autre.

Si c’est à l’âpre et périlleuse école de la première que se forment les matelots dont se recrutent sans cesse les équipages des vaisseaux de guerre, c’est dans les forces navales du pays que le commerce trouve les garanties de son inviolabilité sur toutes les mers où ses spéculations l’appellent, sur toutes les plages où la nature même de ses entreprises isole ses intérêts.

Avant de suivre nos vaisseaux dans les régions lointaines où notre industrie nécessite leur présence, nous jetterons un coup-d’œil sur les stations que la protection de la pêche territoriale a fait attacher à plusieurs points de nos côtes.

Le droit de pêche est une de ces prérogatives dont, en vue de son intérêt même, la loi a dû régler l’exercice. L’égoïsme avide et l’imprévoyance n’eussent point tardé à détruire dans leur frai, les poissons qui habitent les eaux de notre plage, si des réglemens ne fussent point intervenus pour régler l’époque des pèches, leurs modes et leurs instrumens. Cette législation spéciale a nécessité des moyens particuliers d’application. Des cutters ont donc été préposés à sa surveillance dans tous les parages où elle eût pu subir de fréquentes infractions.

Parmi ces garde-pêches la station de Granville, la plus considérable par le nombre des bâtimens, a acquis dans ces derniers temps une nouvelle importance par la contestation qui s’est élevée entre nos huîtriers et les armateurs des îles anglaises assises dans la partie méridionale de la Manche.

Dans la baie de Cancale et dans les parages que les îlots de Chaussey laissent à l’ouest de la côte de Coutances se trouvent des bancs d’huîtres formés en partie, exploités et entretenus par les pécheurs riverains. La marée du matin voit chaque jour dans les saisons permises pour la pêche, des flottilles, de petites basquines déployant leurs voiles grisâtres, partir du havre de Granville, aller, comme une volée de hourriques qui rase les flots, s’abattre sur ces bancs pour revenir le soir chargées de coquillages mouiller dans le port.

Les produits de cette pêche formaient depuis long-temps la richesse des populations de cette partie de notre littoral, lorsqu’en 1818, les habitans de Jersey leur en contestèrent le droit d’exploitation exclusif. D’après eux, les huîtrières étant pour la plupart situées hors du cercle territorial de la France, ils pouvaient s’y présenter concurremment avec nos pêcheurs.

Ce conflit de prétentions eut du retentissement jusque dans les cabinets des deux pays ; des notes diplomatiques furent échangées ; la France représenta que bien qu’il fût reconnu par tous les publicistes que la pêche territoriale ne s’étendait qu’à une lieue marine des côtes, portée estimative des boulets et des bombes lancés par le rivage, la pêche des huîtres devait, par sa nature, former nécessairement une exception ; que l’existence des huîtrières était subordonnée à des mesures d’entretien et d’exploitation, auxquelles l’éloignement des ports anglais ne pouvait point permettre à leurs bateaux de se soumettre. Ainsi, qu’outre les époques déterminées par les réglemens pour l’ouverture et la clôture de la pêche, les bateaux français étaient obligés de jeter ou de reporter sur les bancs les huîtres qui n’avaient point la grandeur déterminée ; etc.

L’Angleterre ne voulut point admettre positivement ce droit, bien qu’elle reconnût la justice de nos prétentions ; seulement elle toléra que notre station étendit à ces localités la police de nos côtes.

Malgré la bonne harmonie qu’un système réciproque de modération fait régner sur ce point entre la station française et les navires de la station de Jersey, le vague qu’un défaut de solution a encore laissé sur la validité de leurs réclamations aux yeux des pêcheurs étrangers, force souvent nos côtres d’employer des mesures de rigueur contre eux. Il ne s’écoule point de saisons que plusieurs de leurs navires ne soient capturés et retenus, comme sanction pénale de leur délit, plusieurs mois dans le port de Granville. Dernièrement une de ces arrestations donna lieu à une lutte qui ne se termina que par un dénouement sanglant.

Le onze mars 1834, le côtre français l’Ecureuil voguait lentement, quoique couvert de toile, au milieu de l’atmosphère épaisse dont une brume de printemps enveloppait les côtes ; encore devait-il son mouvement moins à l’action des voiles qu’aux rames dont son équipage fouettait la surface de la mer.

L’Ecureuil est une de ces lourdes barques que l’on est surpris de rencontrer parmi ces élégantes embarcations dont notre marine nationale est aujourd’hui si riche et si fière. Taillé pour le transport et pour l’échouage, il est étranger à ces formes rases, à ces bossoirs élancés, à cet arrière fin et bien assis dont le gabarit est si favorable à la marche ; à le voir tourmenter péniblement la mer avec ses nombreux avirons, on eût dit un cloporte qui se débattait dans de l’huile.

Il avait cependant arrêté deux bateaux anglais ; mais comme la brume avait pu les tromper sur la distance de la terre, interprétant, malgré les probabilités, cette circonstance en leur faveur, il les avait relâchés aussitôt.

Cependant une brise légère ne tarda point à se lever, la brume fut dans un instant balayée, et l’Ecureuil put distinguer une escadrille de sloops Jersais draguant sur nos huîtrières.

Son canot fut aussitôt à la mer ; et un instant après, la Flora de Favershame était amarinée sans avoir tenté de résistance. Il n’en fut pas de même du Floric, qu’essaya de capturer ensuite l’embarcation française.

Favorisé par la brise qui d’instant en instant fraîchissait davantage, ce bâtiment prit chasse tout d’abord ; mais comme la péniche vigoureusement menée le gagnait à force de rames et allait évidemment bientôt l’atteindre, il se disposa à se soustraire à une capture en repousant par la force le canot assaillant : la résistance fut en effet si violente que l’abordage fut manqué, et qu’un coup d’aviron renversa l’un des Français presque sans vie.

Cet échec ne découragea pourtant pas nos marins : cette agression ne devait pas rester impunie ; leur chaloupe reprit donc sa poursuite et nagea bientôt dans le sillage du navire anglais. Nouvelle lutte, mais cette fois-ci plus opiniâtre encore que la première : le combat engagé à coups d’huîtres, allait cependant finir par la prise du Frolic, lorsqu’un coup de feu tiré par son patron frappa le contre-maître français.

A la vue de l’un de ses hommes renversé tout sanglant, l’enseigne, le Marié-des-Landelles sentit qu’il est des bornes où doit s’arrêter l’indulgence ; que, lorsque l’injure se change en crime, la modération veut elle-même qu’il trouve une répression prompte et sévère ; il saisit un fusil, et, un instant après, des gémissemens partis du bord du sloop annonçaient que le contre-maître Mouillard était vengé.

Le vent ayant acquis plus de force, le Frolic fila avec une si grande vitesse, que l’embarcation française dut renoncer à l’espoir de s’en emparer.

Deux jours après, les pêcheurs de Jersey suivirent au lieu du dernier repos le patron Burnett mort à la suite d’une blessure faite à la poitrine par une balle.

Ce malheur, déploré par tous, amènera, du moins nous l’espérons, un résultat que réclame depuis quinze années l’intérêt de nos pêches sur cette côte. Le gouvernement a pu ajourner une solution tant qu’il ne s’est agi que de la dévastation de nos huîtrières, du vol de nos filets et de nos casiers ; mais après ces événemens, la reconnaissance et la sanction exécutive de notre droit deviennent une question qui peut s’ensanglanter chaque jour.

Fulgence Girard.


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