Le pont Saint-Michel

Article de Fulgence Girard paru dans Le Monde illustré n°9, p. 7, le 13/06/1857.


À propos de cet article


Pont Saint-Michel, vu du Petit-Pont
Pont Saint-Michel de nos jours, vu du Petit-Pont
(photo Mathieu Clabaut)
Cet article évoque la rénovation du quartier autour du Pont St-Michel. Ce pont, jugé trop vétuste et trop étroit, a été désigné pour être reconstruit en 1855. Ce sont les ingénieurs Paul-Martin Gallocher de Lagalisserie et Paul Vaudrey qui sont les auteurs du pont actuel, reconstruit sans interrompre la navigation, et orné du N de Napoléon (nous sommes alors sous le Second Empire, 1852–1870, l’empereur étant Napoléon III).

Cette rénovation fait partie des transformations de Paris sous le Second Empire, entreprises par Napoléon III et le préfet Haussmann entre 1852 et 1870, et plus particulièrement de la grande trouée nord-sud et est-ouest, qui crée les deux grands axes boulevard de Sébastopol – boulevard Saint-Michel et rue de Rivoli.

Ces transformations avaient suscité de sévères critiques à l’époque par certains contemporains. Girard, fidèle à l’attitude moderniste qui transparaît dans ses œuvres, marque nettement son approbation pour ces travaux : « de larges voies de communication ouvrent à l’air et à la lumière ces quartiers ténébreux dont les noirs pavés et murailles lépreuses accusaient hideusement le méphitisme ; à la chaleur et à la vie, des quartiers jusqu’alors condamnés au marasme. (…) chacune de ces maisons humides, froides et nues, appelait le marteau des démolisseurs… ».

Les ponts cités ont encore les mêmes noms aujourd’hui. Vous pouvez en découvrir plus sur le Pont St-Michel, ainsi que sur les autres sujets cités par Girard, en consultant leur article sur wikipédia :

Dans un article postérieur de Mac Vernoll, la revue donnera une gravure du nouveau pont Saint-Michel, encore en travaux (n°61, p. 368, le 05/06/1858).

Le pont Saint-Michel.

Paris se renouvelle, Paris se transfigure. De larges voies de communication ouvrent à l’air et à la lumière ces quartiers ténébreux dont les noirs pavés et murailles lépreuses accusaient hideusement le méphitisme ; à la chaleur et à la vie, des quartiers jusqu’alors condamnés au marasme.

Le pont St-Michel – souvenir historique
Le pont St-Michel – souvenir historique

Mais si chacune de ces maisons humides, froides et nues, appelait le marteau des démolisseurs ; si leurs rues insalubres, où ne plongeait qu’un instant, dans les plus beaux jours, un rayon fourvoyé du soleil, disparaissent légitimement sous une couche de décombres, il est quelque chose dans la masse de ces constructions croulantes, dans l’ensemble de ces vieilles habitations près de s’effacer, dont l’esprit et le cœur même aiment à conserver en eux l’empreinte, à recueillir pieusement le souvenir : c’est l’aspect général, ce sont ses lignes accidentées, sa silhouette irrégulière, ce qu’on peut appeler avec vérité sa physionomie. Il n’y a pas seulement des murailles et des toitures dans la masse générale de ces hôtels tout disloqués, dans ces groupes de vieilles maisons condamnées ; il y a autre chose, dans cette forme qui va s’évanouir, que le moellon, le bois et l’ardoise qui la réalisent ; il y a comme une expression vague et poétique du passé, un reflet du caractère et des mœurs des générations éteintes, dont ces demeures, devenues quelques-unes des masures, offrent l’empreinte artistique, c’est-à-dire la vie intellectuelle dans ses applications usuelles ; et cette expression, ce reflet, prennent dans l’éloignement le charme rêveur de ce qui nous échappe dans l’ombre où ils vont s’éteindre, le doux prestige de ce qui s’évanouit.

Ce sont ces considérations qui nous ont porté à reproduire, dans la perspective pittoresque qu’elles présentent, ces rives de la Seine dont l’élargissement du quai des Grands-Augustins, l’ouverture du boulevard de Sébastopol, le déplacement de l’Hôtel-Dieu, et enfin la reconstruction du pont Saint-Michel, vont opérer la transformation complète. Le beau, d’ailleurs, même dans ses expressions les plus pures, est toujours relatif ; la comparaison des magnificences du quartier nouveau dont nous donnerons plus tard l’aspect, avec l’humble et très-réelle image de l’ancien quartier que nous traçons aujourd’hui, en fera plus vivement resplendir l’éclat par la puissance du contraste.

Complétons cette gravure par une notice. Ceci est d’autant plus utile que de graves erreurs tendent à offusquer la vérité dans l’histoire monumentale de ce point archéologique important. Un écrivain dont le nom fait autorité dans la matière n’affirmait-il pas dernièrement que le pont Saint-Michel était le pont le plus ancien de Paris. Sous quelque rapport que l’on considère le passé historique de ce pont ; qu’on l’envisage dans le monument actuel, où dans la suite de constructions de même nature qui se sont succédé sur ce point du fleuve, cette assertion est également inexacte. Ce résumé rapide va en fournir la preuve.

Les deux plus anciens ponts de Paris remontent à l’époque gallo-romaine. Ils existaient, l’un sur l’emplacement actuel du Petit-Pont, l’autre sur celui du Grand-Pont, appelé depuis pont au Change. La tête de l’un et de l’autre fut longtemps protégée par un châtelet. Ils étaient originairement les seules voies de communication entre la Cité et les rives de la Seine.

On n’a de traces certaines de l’existence d’un troisième pont qu’à dater du quatorzième siècle. M. Jaillot s’est bien efforcé de prouver cette existence par le texte de l’ordonnance édictée par Charles le Chauve en 861, mais la plupart des historiens établissent par des raisonnements plausibles qu’il ne s’agit dans ces lettres royales que de la reconstruction du Grand-Pont : majorem facere pontem. En tout cas, ce pont ne pourrait avoir été le pont Saint-Michel, puisque, bâti d’après cette ordonnance sur les terres relevant de Saint-Germain l’Auxerrois, il avait nécessairement été jeté sur le bras droit de la Seine. La date à laquelle on rattache avec certitude la fondation du pont Saint-Michel est l’année 1378. Tous les vestiges historiques que peuvent en offrir les époques antérieures s’effacent devant des considérations plus puissantes. À partir de cette époque, au contraire, tout est positif et précis. Christine de Pisan déclare que Charles V ordonna de faire le pont neuf, et elle ajoute qu’il fust commencé sous son règne ; Sauval rapporte qu’en effet, en 1378, ce prince nomma deux commissaires, l’Eslu de Sens et Ferrey de Metz, conseillers à la cour, pour recueillir l’avis du parlement, du chapitre de Notre-Dame, du prévôt et des bourgeois de Paris, sur la proposition qui lui avait été soumise de construire sur le bras gauche de la Seine un pont correspondant à celui de la rive droite. Une assemblée, où se trouvèrent deux présidents de chambre, soixante-sept conseillers, le doyen, le chantre, l’official, quatre chanoines et cinq bourgeois, se réunit dans une des salles du palais. La réunion déclara l’exécution du projet d’une nécessité urgente. Les travaux en furent immédiatement entrepris sous la direction de maître Guillaume Bourdon, prévôt des marchands. Les travaux s’avançaient avec rapidité, messire Hugues Aubriot, capitaine et prévôt de paris, ayant pris toute la population flottante formée alors dans les grandes villes par les teneurs de jeux et les bohèmes, et l’ayant employée au transport des matériaux et au service des mortelliers. Déjà deux maisons s’élevaient sur les premières arches, lorsque les moines de Saint-Germain des Prés vinrent réclamer la propriété du lit et du bord de la Seine, et par suite du pont avec ses dépendances, comme se trouvant compris dans la donation qu’ils tenaient de la munificence du roi Childebert. La cause fut portée devant la justice.

Les travaux, un instant ralentis par ce procès imprévu, furent repris avec leur ardeur première, et le pont fut terminé sous le règne de Charles VI. En l’année 1387, il prit le nom de pont Neuf. Le procès existait toujours, il était encore pendant en 1393 ; comme on n’en trouve pas d’indice postérieur, il est probable qu’il fut résolu alors par une transaction. Ce procès n’en conserve pas moins une importance historique incontestable ; il fournit une preuve qu’il n’existait pas antérieurement de pont sur ce point ; car autrement la question de propriété n’eût pu être soulevée ; elle eût été tranchée de fait.

Ce pont n’eut pas une longue existence, il fut entraîné par la débâcle de la Seine le 31 janvier 1404, « et aussi, pour nous servir des termes dans lesquels un registre du parlement rapporte ce désastre, toutes les maisons qui estoient dessus, plusieurs et belles, en lesquelles habitoient moult menagiers, et plusieurs estats et mestiers comme taincturiers, escrivains, barbiers, cousturiers, esperonniers, etc… N’y a eu personnes de perillées, Dieu mercy !…» On s’occupa incontinent de le reconstruire ; il fut terminé en 1408 ; ce fut environ seize ans après qu’il reçût le nom de pont Saint-Michel, du voisinage de la chapelle placée sous l’invocation de cet archange, dans l’enceinte du Palais. Il fut emporté de nouveau par une crue subite des eaux en 1547, le lendemain du jour de l’Annonciation de la Vierge (anno 1547, postridie Conceptionis beatæ Mariæ Virginis circa mediam noctem). Grossièrement rétabli en bois, il fut détruit une troisième fois le 30 janvier 1616.

L’édilité parisienne était vivement préoccupée de la nécessité de le mettre, par une construction habile et solide, à l’abri de ces fréquentes catastrophes, lorsqu’une compagnie lui proposa de se charger de la reconstruction. Elle s’engageait à bâtir le pont en pierres dures, à élever sur les côtés trente-deux maisons en moellons taillés et en briques, à la condition qu’elle en recueillerait les revenus pendant soixante années. C’est ce pont, dont les maisons disparurent eu 1808, sur un décret impérial signé le 7 juillet de l’année précédente dans le camp de Tilsit, que l’on détruit aujourd’hui. Ce pont est donc loin d’être le plus ancien de Paris, car il serait encore postérieur au pont Neuf, commencé en 1578 et terminé en 1604, lors même que le pont Notre-Dame, œuvre du célèbre cordelier Joconde, ne serait pas leur aîné d’un siècle.

Tous les changements qui s’accomplissent sur cette rive semblent reporter bien loin l’époque où le flot de la Seine y débordait, aux plus légères crues, au milieu des glaïeuls et des saules ; nous n’en sommes cependant séparés que par quelques siècles. Ces arbres avaient survécu à la construction du quai ordonnée par Philippe le Bel ; c’était à leur ombrage que Michel de l’Hôpital venait se reposer les soirs d’été, et qu’assis le dos au fleuve, il devisait familièrement avec les passants. De nouveaux arbres y sont et y seront encore plantés, mais ils seront encadrés par de brillants hôtels. C’était riant, ce sera magnifique.

FULGENCE GIRARD.



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