Disraéli

Article de Fulgence Girard paru dans Le Monde illustré n°8, p. 16, le 06/06/1857.


À propos de cet article

legende tierce
Disraéli peint par Sir Francis Grant en 1852


Disraéli

(THE RIGHT HONOURABLE BENJAMIN).

Le très-honorable Benjamin Disraéli, pour nous servir des formes courtoises de la gentry, n’appartient pas au vieux roc anglais; il ne faut chercher son origine ni dans la grande alluvion normande, dont la strate aristocratique a recouvert, de ses dépôts victorieux, les couches angles et saxonnes, ni dans ces couches, produits elles-mêmes d’invasions antérieures. Cette origine toute récente se trouve dans les sédiments les plus superficiels.
Disraéli
Disraéli

Sa famille est de race juive. Elle apparaît pour la première fois en Espagne dans le courant du dix-septième siècle. Elle en est arrachée par le vent des persécutions religieuses ; elle échappe aux cachots de l’Inquisition en se réfugiant à Venise. Cette algue hébraïque cherche en vain à s’attacher aux lagunes de la plage lombarde, il ne s’établit aucune adhérence entre elles ; cette famille espagnole, à qui la vivacité de ses croyances fait quitter le nom Gothic qu’elle avait porté jusqu’alors pour celui Disraeli, qu’elle écrivit d’abord d’Israéli, ne soulève dans ce pays, profondément catholique, qu’animadversion et répugnance. Elle y fonde une maison commerciale dont les spéculations prospèrent; mais elle y trouve la fortune sans y rencontrer la sécurité. Elle sent, en 1748, qu’il est temps pour elle de fuir un sol qui brûle sous ses pieds ; elle craint l’éruption de quelque persécution nouvelle ; elle réalise ses valeurs et se retire en Angleterre, qui lui ouvre son foyer national : — elle possède enfin une patrie.

Ce nom, si retentissant aujourd’hui dans le haut baronnage dont son titulaire s’est fait le héraut d’armes, n’appartient donc à l’aristocratie que comme le suisse qui, la hallebarde en main, veille à la porte de ses hôtels.

La famille Disraéli s’était d’abord établie à Enfield.

Isaac Disraéli, père de Benjamin, y naquit en 1766. Ce ne fut que plus tard qu’elle vint se fixer à Londres, où le leader vit le jour au mois de décembre 1805.

Le talent qui devait rendre son nom célèbre se manifesta en lui avec une rare précocité. Son père ne jugea pas cependant l’éclat de cette jeune intelligence trop vif pour l’obscur milieu d’un humble prétoire. Il plaça le poëte en herbe dans l’étude d’un attorney.

Il est difficile de lutter contre sa nature. Le jeune clerc avait beau courber son front sur le parchemin des dossiers, Mab passait comme un rayon sous ses yeux, et la folle du logis, brûlant la politesse à tout le grimoire, s’élançait sur les traces de la fée prestigieuse, faire l’école buissonnière dans les champs de l’idéal.

Il ne fallait qu’une occasion pour amener une rupture complète entre le pseudo-légiste et la procédure ; cette occasion s’offrit en 1826. Un nouveau journal se fonde ; le jeune clerc en devient une des plumes militantes et se signale si vivement par la vigueur de la pensée et la netteté de l’expression, que, lorsque le journal succombe après une existence de six mois, l’Angleterre compte un écrivain de plus : Benjamin Disraéli. Le roman de Vivian Grey, pris dans le vif des mœurs contemporaines, vient, en 1828, consacrer sa réputation naissante.

Les deux années qui suivirent cet éclatant succès s’écoulèrent, pour le romancier, en voyages sur le continent et particulièrement sur ces beaux rivages de l’Europe méridionale et de l’Orient où la civilisation a écrit sa marche en si magnifiques débris. Le poète, ainsi que l’a dit Victor Hugo, est comme l’hirondelle, il aime le printemps et les ruines.

Disraéli, à son retour, publia deux nouveaux romans : Contarini Fleming et the Young Duke. La violence des critiques que soulevèrent ces ouvrages, écrits dans la forme ardente et colorée qu’avaient revêtue les lettres françaises, constate la grandeur de leur succès. Disraéli était connu, son nom devint populaire.

L’Angleterre possède une spécialité littéraire presque étrangère à la presse française : political novel, le roman politique, qui devient parfois le roman-pamphlet. Pour les Anglais, peuple essentiellement calculateur, le beau n’est le beau qu’autant qu’il est l’utile. Dans les lettres surtout, il est loin de briller comme le terme idéal de leurs aspirations, il n’est qu’un moyen de faire prévaloir leur intérêt, une arme pour assurer le triomphe de leurs opinions. Il faut à leur fantaisie même un résultat positif.

On assure que Legendre, sortant d’une représentation d’Athalie, demandait naïvement : « Après tout, qu’est-ce que ça prouve ? » Ce n’est pas Legendre qui a dû dire cela, c’est un Anglais. Voilà généralement le criterium de leur esthétique: Qu’est-ce que cela prouve? A toutes leurs œuvres littéraires il faut une conclusion réelle : Poème ou roman, toute conception intellectuelle n’est pour eux qu’un problème mathématique se résolvant au profit de leurs intérêts ou de leurs passions. Un lord, un ministre même ne dédaignera pas d’écrire quelque novel dans l’intervalle de deux sessions; mais à une condition expresse, c’est que ce novel sera la mise en scène de ses théories ou de ses principes. Voyez les œuvres de lord Normanby, voyez celles de sir Littleton Bulwer.

Les ouvrages de Benjamin Disraéli portent ce caractère au premier chef, et nous ne parlons pas ici de ses pamphlets proprement dits : l’Examen de la Crise, par exemple, the Crisis examined’, la Constitution vengée, Vindication of the English Constitution, etc. Nous parlons de ses œuvres purement littéraires, de ses romans, et particulièrement de ceux qu’il a publiés depuis 1836 : Henriette Temple, éditée cette année même ; Connigsby, ou la Nouvelle Génération ; Sybil, ou les Deux Notions ; Tancrède, ou la Nouvelle Croisade, etc. Ces ouvrages, d’une action peu incidentée, et à cet égard un peu froids, mais écrits d’un style imagé et avec une verve saisissante, sont avant tout la justification de ses actes et l’exaltation de ses idées nouvelles. On retrouve même ce caractère dans ses œuvres poétiques, car le célèbre romancier politique s’est exercé dans presque tous les genres ; il n’est même étranger ni au théâtre, auquel il a donné la tragédie d’Alarcos, ni au poëme épique, auquel il touche par son épopée révolutionnaire, Revolutionary Epic.

Benjamin Disraéli a épousé, en 1839, mistress Lewis, mariée en premières noces à sir Wundham Lewis, son collègue dans la représentation de Macdstone ; cette union, en donnant à la position politique et littéraire du célèbre orateur le prestige d’une grande fortune, n’a pas été sans influence sur la célébrité dont il jouit et sur l’autorité qu’il a conquise.

FULGENCE GIRARD.


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