Lettre de Jules Lecomte à Fulgence Girard, 16 mai 1843

Lettre de Jules Lecomte à Fulgence Girard, datée du 16 mai 1843. Dans cette lettre, Jules Lecomte raconte avec excitation ses déboires avec Alexandre Dumas (père). Tout célèbre et important qu'était Dumas, Lecomte nous en donne le portrait d'un homme calomniateur, imbu, bavard et couard. Selon cette lettre, à Florence où Dumas s'est rendu, il est tellement ouvertement hostile et calomniateur envers Lecomte que ce dernier le souflette violemment, espérant en découdre par un duel.

L'auteur de la lettre est Jules Lecomte, un auteur du XIXè siècle qui avait co-écrit avec Fulgence Girard les fameuses Chroniques de la marine française. L'œuvre dont il parle : L'Italie des gens du monde est disponible sur Gallica.

Alexandre Dumas avait épousé en février 1840 l'actrice Ida Ferrier et s'était installé avec elle à Florence. En 1841, il publie Souvenirs de voyage – Une année à Florence. Il voyage puis retourne à Florence en juillet 1842, puis repart en septembre à Paris, laissant Ida à Florence (sources). Cette lettre nous apprend qu'il est revenu à Florence chercher Ida, mais qu'il en a été chassé par le soufflet.

Nous n'avons malheureusement que la version de Lecomte de cette aventure, et il serait intéressant de connaître celle de Dumas.

Le Souverain de la lettre est Hippolyte Souverain, éditeur de Lecomte, Dumas, Girard.

Nous n'avons pas été en mesure de tout déchiffrer. Vous pouvez consulter l'original :

Lettre de quatre feuillets, 27,5 cm × 22 cm

Feuillet 1

Feuillet 2

Feuillet 3

Feuillet 4



V - TS1 - FIRENZE

Monsieur Fulgence Girard
Homme de lettres
                         Avranches
(France     départ. de la Manche)


Florence, 16 mai 1843

Il faut sans doute de bien grands incidents, Fulgence, pour te faire
sortir de ton silence, de ton apathie ? Eh bien, je t’en offre !

Depuis longtemps il me fallait venir à Florence pour cette Italie des gens du Monde
que j’ai entrepris pour mon compte. – Le volume Venise presque imprimé, je
me suis enfin décidé à profiter d’une absence de mon fatal ennemi Dumas,
pour venir prendre langue ici des travaux à faire. J’y étais, assez tranquille,
depuis 6 semaines, et procédant à mes premiers travaux, lorsque l ’on
m’annonce que Dumas revient chercher sa femme (Ida, tu sais !) qui vit
ici avec un anglais. J’écris en toute hâte à Souverain pour qu’il voie
le Dumas, et qu’à tout prix il en obtienne la paix pour moi depuis 6 ou 7
ans qu’il me poursuit partout de sa haine extravagante. Il m’avait déjà
rendu la Belgique fort pénible, en y disant que je lui avais volé ses diamants
!!! – passons – Il pouvait recommencer ici, où ma position sociale est bonne,
ici où j’accomplis un bon travail sérieux, source d’une petite fortune. Bref !
Le cas avait toute gravité.

Souverain ne voit pas Dumas, ou, invité à une soirée chez lui, ne lui dit
rien, et m’écrit que le sir ne songe pas à revenir. Ce que je savais à Florence
ne me permettait pourtant que de dormir sur une oreille, et j’avais raison,
car le 10 au matin, Alexandre Dumas, gras et gros, couvert de décorations
et hâbleur plus que jamais, se promenait dans Florence, déblatérant sur
moi, à même des thèmes que tu sais, et y ajoutant tout ce que pouvait
fournir à son improvisation son imagination excitée. J’ajouterai qu’il
plagiait un peu ce que d’autres ont inventé sur moi avant lui.

Il fit ce digne commerce tout le jour, partout où il put, et jusque
chez le ministre de France, qui le premier m’en avisa. À quelqu’un qui lui
observa que si j’apprenais sa conduite, mal en pourrait survenir, il
répondit avec le ton mélodramatique de circonstance, qu'il ne se battrait pas
avec moi.

Ceci appris, je fis mon plan. Tu vas voir comment je trousse le
drame quand il le faut.
Le lendemain des premiers déblatèrements et débagoutages, à 8h du
matin, m’arrive de Rome un ancien ami, beau jeune homme avec lequel
j’ai passé très intimement l’hiver dernier à Venise. C’est le prince Korsakoff
de Petersbourg qui songeait à s’en retourner chez lui après s’être allé faire
mystifié par la cérémonie de la semaine sainte à Rome. Il s'assied
sur mon lit, et je lui raconte ce qui se passe, lui demandant s’il est
mon homme en cas de duel – il répond oui – et je lui déroule le petit
plan dont dont tu vas lire l’exécution immédiate.

En Toscane moins que partout ailleurs en Italie, le duel est chose
littéralement impratiquable. Les adversaires sont mis aux galères, les témoins
exilés – C’est une loi extraఋgఋment sévère. Les voleurs soint moins punis.
C'est l'idée du grand duc qui aime la paix. Une femme a un amant, le
mari l’apprend et fourre son pied au derrière du sigisbé (s’il y a des maris ainsi
en Italie) crac ! La police met le mari trop bouillant hors du pays et laisse
l’amant et la femme faire ce qui leur convient à l’abri de l’immoralité de
la loi. Bref on ne se bat pas en Toscane, et proposer pareille chose à
un italien, en Toscane, c’est l'étonner comme si on lui demandait la lune.

Donc tu vois déjà les difficultés de la position, bien qu’entre Français la chose
n’ait pas tout à fait le même aspect. On fourre hors frontière provocateur et
provoqué, et il


s’en suit ce qui doit, ou ce qui peut. Mais l’affaire des témoins est toujours la plus
difficile à mettre en œuvre, or donc mon Korsakoff arrivé, et me prêtant la
main, j’avais mon affaire et n’hésitait plus à aller en avant.
N’oublie pas que depuis 2 jours Florence retentissait des agréables choses
qui tu devines – je ne dis pas qui tu sais. La position n’était plus tenable.
Quoi faire donc ? M’en aller ? – oui, mais avant… tu vas voir.

Les 6 heures du jour arrivées, par le plus beau temps du monde, le Parc
Royal appelé Cascines était encombré de beux équipages, de cavaliers, et de
piétons promeneurs. C’est le Boulevard de Grand Florentin. M. Dumas, Alexandre
y était, pérorant à la portière des Comtesses et déblatérant sans doute sur le
beau texte que lui offrait ma personne assez goûtée du reste dans la société de
Florence. J’arrive, j’étais en grand tailleur de promenade. La main droite nue…
Tous ces équipages, ayant fait leur tour d’allées et de quinconces, étaient rassemblés
sur la place du Tapis-verd, les belles Florentines recevant à leur portière les
visites des cavaliers ou des piétons élégants. J’avise le Dumas auprès de la voiture
de sa femme… J’attends. Il la quitte et passe à celle de la Comtesse de Wurtenberg
que je connais – très bien. Tout ce qu’il y a de francais est là à caqueter
avec les dames. C’est la plus belle mise en scène possible. M. Dumas
les aime. Il sera servi on ne peut mieux.

Je descends de la voiture fermée qui nous avait amenés le prince et moi,
et je m’approche en dandinant agréablement de la Comtesse de W. – M.
Dumas étonné de l’impudence que j’ai de me produire, étant si gentiment
troussé par lui depuis deux jours. M. Dumas, dis-je, se retourne vers
moi. Alors, de la main gauche je salue chevaleresquement la Comtesse, et de
l’autre j’applique à M. Alexandre Dumas le plus retentissant, le plus large
et le mieux réussi des soufflets qu'ait jamais reçu joue humaine !

Cela fait je lui dis : voila comment un homme de cœur punit un
vil calomniateur. Vous vous battrez maintenant, mulâtre !

Ce sont les mots historiques – improvisés – c’est là ce qui m'est venu,
à ce qu’on m’a dit depuis.

Dumas resta un moment comme anéanti. Il ne songea pas même
à faire usage d’une canne qu’en m’approchant j’avais reconnu assez
grosse pour contenir une épée. Il fit quelques pas pour voir avec qui
j’étais… avisa le prince, qui s’était approché pour le retenir, en
cas de voie de fait.
— c’est avec vous que je me battrai, Mr. — s’écria-t’il.
— Je ne me bats point avec les gens qui ont un soufflet sur la joue !
– répondit mon Russe – lavez-vous, après je serai à vos ordres !

Pendant ce temps, je faisais mes excuses à Mme de Wurtenberg
et profitant du scandale, du ramassis qui se forma, je pris le
prince par le bras, remis mon gant, et nous regagnâmes notre voiture,
pour quitter les Cascines.

Voilà le fait. C’est bien imprudent, diras-tu ? Tu as raison,
mais ma foi, que veux-tu, mon pauvre Fulgence ? – il y a de longues années
qu’il me poursuit partout – il me perdait à Florence – il fallait un
coup décisif – j’ai fait.
Le lendemain il a fait une assemblée de Français chez lui, pour demander


s’il devait se battre. Tous disaient oui. Lui a déclaré que j’étais sous le coup
des lois de mon pays – on lui a dit : la preuve ?

Je me suis retiré dans la villa d’un ami à 2 miles de Florence, à cause
de la police, et lui ai fait dire que j’attendais ses ordres. Définitivement
il ne veut pas se battre. Ma foi tant pis… Mais c’est son affaire.
Il prétend partir pour Paris chercher les preuves en question. Demain matin
moi je prends les devants, et vais l’attendre à Gênes, espérant qu’il se
battra, car, tu le comprends bien, j’aimerais cent fois mieux un duel que
des efforts judiciaires pour ne se pas battre. S’il m’offre Marseille, ma
foi, j’irai. J’ajoute vite que tout le monde, même ceux qui ont pu
croire ses récits, l'ont trouvé vil est indigne dans sa conduite envers moi,
et que : il ne l’a pas volé, est la phrase générale. La
Csse. Wurtenberg est dans l’admiration pour la façon dont j’ai fait les choses.
Le fait est que tout le monde a trouvé que ça s’était fait on ne peut
mieux.

Maintenant que va-t’il advenir de tout ceci ? Je l’ignore.
J’ai écrit à Souverain pour aviser à paralyser sa rage. Est-ce que
l’on peut avoir des actes ou des copies contre un homme lorsqu’il n’y
a pas jugement? Voilà la question. J’ai aussi écrit à M. Fernaux
substitut du procureur du roi, que j’ai connu à Venise. Si tu étais
à Paris, toi, tu pourrais me sauver ce péril – que va-t-il
faire ? Je ne sais? En tous cas je ne pouvais faire autre
chose que ce que j’ai fait. Il y avait trop longtemps que sa
poursuite durait.

Par bonheur Souverain m’envoyait 200 f. avant-hier. Il l’a fait
évidemment en apprenant le départ de Paris de Dumas, et en
prévoyant un grabuge qu’il aurait pu prévenir avec un peu de zèle
et de caractère. Je vais m’embarquer à Livourne. Réponds-moi à
Gênes (Piémont). Si je change, je ferai suivre mes lettres.

Je sais que le Dumas est furieux de cette affaire. Il craint énormément
le ridicule à Paris, où il est bien difficile que le petit journalisme
ne souligne bientôt l’affaire. Lui, le futur député. Franchement,
ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de se battre sur l'heure.

Donc, adieu, cher ami Fulgence, qui m’avais tant oublié.
Souverain déclare que tu ne réponds à aucune lettre. En sera-t-il
ainsi de celle-ci ? Je ne puis le croire. Je suis toujours ton
plus affectionné qui soit.  —  Jules

Respectueux souvenirs à ta chère femme. Baisers aux enfants.
Écris-moi vite, vite – Où vais-je ? – Quelle vie !!


Mon volume Venise avance à l’imprimerie. As-tu reçu et lu ma Marquise ?
J'ai sous presse La Femme pirate. Sous plume Le poignard de cristal et un pendant à
biscoque. Mais au diable tout celà pour
le moment ! Et toi ???

PS.

Autre chose. Tandis que j’étais à la campagne à faire mes
préparatifs, et que mes amis courraient pour moi à Florence pour
mille soins. Le Dumas file sans tombour ni trompette, chose rare
chez lui. Il va à Paris emmenant sa femme ; je partage l’avis général
qu’il ne reviendra pas. Mon dessein de l’attendre à Marseille est donc
manqué. Je n’ai pas pu ఋ, mais je change de destination, et
me rends à Parme, par Bologne et Modène. Parme est un état
assez libre. Si Dumas revient pour s’aligner, le lieu est le meilleur d'Italie
il a en outre pour moi l’avantage d’être central entre Florence et Venise
en outre, on y a des journaux et enfin je pourrai au besoin
me recommander de l'archiduchesse qui
tu sais m’a envoyé une
tabatière en 1841.

Adieu, écris vite
Parme : affranchie


Légende :
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File created 6 october 2007, by Baptiste Marcel (voir page Contact), located in Asnières-sur-Seine (France). Feedback is welcomed. If you enjoyed this page, please do not forget to visit my homepage and to request more information about this site.